Le poison

« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »

Par ses mots issus de sa fameuse conférence “Qu’est-ce qu’une nation?“, Ernest Renan pose des jalons importants de la conception de la nation, notamment pour l’exemple de la France, mais aussi bien au-delà. Nous sommes alors en 1882, quelques années après les guerres des années 1860 et 1870 qui ont traversé le continent européen.

Face à cette conception, les territoires qui vont devenir l’Allemagne proposent une interprétation plus essentialiste (bien avant l’entre-deux-guerres!) de la nation et de son moteur, lequel est notamment alimenté par une langue, une culture, une religion … et devrait-on dire une race?

Au carrefour de l’Europe, la Suisse est un espace national officiellement plurilingue depuis la République helvétique et les premières décennies du 19ème siècle, et la Constitution de 1848 institue trois langues nationales considérées à égalité (Allemand, Français, Italien). D’une certaine manière, elle relève donc davantage du projet et de la conception de la nation décrite par Ernest Renan, soit “un consentement, un désir de vivre ensemble”.

Laboratoire pour les langues européennes, la Suisse connaît pourtant un fort développement de l’usage des dialectes dans les décennies de l’après-Seconde Guerre mondiale. Ce qui a longtemps été réservé à l’espace privé [jusqu’au milieu du 20ème siècle, parlait le Suisse allemand (ou d’autres dialectes du Français ou de l’Italien) uniquement dans le cercle familial ou les interactions très locales], déborde de plus en plus dans l’espace public, jusqu’à l’école, l’université, le monde de l’entreprise, mais aussi les institutions politiques et bientôt les médias ou la publicité … avec de pionniers comme Migros et sa campagne autour du “Füürwehr” (le pompier) au début des années 1970.

En 1987, dans le cadre d’un épisode de la série Temps présent, un sondage soulignant la croissance de l’emploi des dialectes en Suisse allemande fait l’objet d’une enquête parue sous le titre: “Schwyzerdütsch, cote d’alerte“. Si le film démarre dans le cadre d’une fête de lutte à la culotte – sans doute le cadre le plus évident pour observer le dialecte – il véhicule aussi quelques clichés depuis l’importance (et donc la responsabilité) de la mère parlant au bébé, de la priorité du cœur sur le cerveau dans l’emploi du dialecte au quotidien (sic!), il se conclut par les mots limpides du Conseiller d’État neuchâtelois Jean Cavadini, alors aussi président de la Conférence des directeurs cantonaux de l’instruction publique, qui souligne qu’à moins d’identifier un “suisse allemand standard”, c’est bien l’usage du Hochdeutsch qui peut garantir un bon fonctionnement du plurilinguisme helvétique. C’était il y a quarante ans … or les vœux pieux énoncés n’ont pas été exaucés, loin de là.

Pas de danger … vraiment? Quiconque se promène régulièrement en Suisse alémanique relèvera que les choses évoluent, comme elles doivent d’ailleurs évoluer – toute chose statique est condamnée à disparaître -, et que le dialecte semble aussi être devenu un vecteur pour assumer publiquement une forme de Sonderweg helvétique (peut-être même à terme sans les Romands/les Latins?).

Les débats au Parlement au printemps 2023 révèle que les choses “progressent”, notamment sous l’impulsion de forces politiques à l’extrême-droite de l’échiquier. Si le Conseil national refuse finalement (à 164 voix contre 20) d’intégrer le(s) dialecte(s) aux côtés de l’allemand standard, du français, de l’italien et du romanche, c’est aussi au motif de la crainte que cela fait peser sur les possibilités de dialogue et d’échanges entre les communautés linguistiques (et ne parlons même pas des dépenses induites en termes d’administration des besoins de traductions si un tel projet devait devenir réalité – un paradoxe d’ailleurs pour une extrême-droite souvent encline à critiquer l’administration trop lourde).

Loin de sous-entendre des accusations en forme de fatwas indifférenciées, force est néanmoins de mettre en parallèle ces transformations linguistiques avec la montée de certaines formes de populismes et de nationalismes (virant parfois au régionalisme), dont le fond de commerce est bien le Sonderweg helvétique, ce “destin singulier de la Suisse” au coeur de l’Europe, qui pourrait pour certain-e-s se vivre sans l’Europe. De fait, si la Suisse a été et reste un pays souverain, elle partage beaucoup avec ses voisins européens, des frontières, des échanges, de la culture, des compétitions sportives, des programmes télévisuels … et des langues! Mais le renforcement du Suisse allemand vient ici créer des barrières, là où il y a besoin de ponts avant tout.

Ni bien, ni mal, ni bonnes, ni mauvaises, ces transformations, quand elles sont instrumentalisées “contre” le désir de vivre ensemble, “contre” le désir d’intégration de la plus grande part de celles et ceux qui ne sont pas né-e-s ici, “contre” un voisin parfois, deviennent alors un poison. Un poison de la division.

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