Une histoire du ski en Suisse (2/10)
Si dès le début du XXe siècle, les funiculaires permettent une pratique du ski dans différentes vallées de Suisse, ce sont bien les téléskis qui vont être installés dans le courant des années 1930 qui marquent l’avènement d’une nouvelle ère dans l’usage des pentes enneigées, avec des montées qui deviennent rapides et peu contraignantes sur le plan physique et où la descente prend une importante croissante – dans ce contexte, la glisse remplace l’effort comme valeur cardinale. Il ne devient plus nécessaire de monter en peau de phoque ou à pied, la descente peut devenir le but quasi-exclusif de la pratique et les stations de montagne vont alors entamer leurs mues pour devenir de véritables « usines à ski ». De fait, après la Seconde Guerre mondiale, télésièges et téléphériques vont venir ajouter confort et vitesse de transport, jusqu’à des altitudes importantes, pour devenir les structures centrales des stations de ski et faciliter l’inscription du ski au cœur du patrimoine helvétique. Les championnes et les champions permettent de s’identifier à travers les récits médiatiques, les camps organisés dans le cadre scolaire – de manière quasi-systématique en Suisse – sont des vecteurs de diffusion d’une culture du ski, mais les infrastructures des domaines skiables jouent aussi un rôle dans la construction d’un « sport national », peut-être plus populaire que le football ou la gymnastique dans les années 1970 et 1980.
L’histoire des domaines skiables est une question d’hébergements et d’accès aux vallées depuis la plaine, mais les remontées mécaniques sont les clés de voute de la promotion du ski et de sa massification entre les années 1960 et les années 1980. A ces moyens de remonter les pentes, la fin du XXe siècle va aussi ajouter les canons à neige, à la fois conditions de possibilité d’un enneigement plus homogène sur l’ensemble des saisons et instrument d’une lutte (vaine) contre un réchauffement climatique qui grignote inexorablement des hectares de pistes à basse altitude.
Funiculaires et crémaillères
Lire une histoire des remontées mécaniques avant l’essor véritable du ski alpin reste fondamentale pour les cadres qu’elle fixe, notamment dans l’accès à la montagne. Si les premiers funiculaires ou crémaillères sont plutôt des installations urbaines (Lausanne-Ouchy (1877) ou Polybahn à Zürich (1889)), la technologie s’installe en montagne entre Lauterbrünnen et Mürren dès 1891. Pensée pour la saison estivale en premier lieu, elle va bientôt transporter des touristes en hiver également (dès 1910 à Mürren) et ouvrir des champs de neige aux touristes rapidement férus de glisse. Dans les Grisons, à Davos (le funiculaire du Schatzalp dès 1899) ou en Engadine (le funiculaire du Muottas-Muragl dès 1907 puis de Chantarella en 1912), l’ouverture hivernale est presqu’immédiate et figure dans les demandes de concession. Les mondes alpins sont en train de changer. Fort de ces infrastructures et de l’attrait qu’elles suscitent, la saison d’hiver devient un peu partout dans l’arc alpin helvétique la haute saison, soit celle occasionnant le plus de nuitées et accueillant le plus de visiteurs, dès les années 1900-1910.
Funiculaire Lauterbrunnen-Grütschalp, vers 1900 © ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv
Dans l’entre-deux-guerres, la dynamique de construction de ces installations ralentie, faute de moyens financiers, lesquels deviennent plus réduits dans un contexte de crise économique devenue permanente, à la suite de la Première Guerre mondiale et de ses effets sur le tourisme, puis à la crise de 1929. L’année 1934 marque d’ailleurs l’histoire des remontées mécaniques en Suisse, puisque le funiculaire entre Unterwasser et Iltios (dans l’arrière-pays du canton de St-Gall) sera le dernier du genre à voir le jour avant les années 1970. D’autres technologies vont alors devenir prédominantes, les téléskis, les télésièges et bientôt les téléphériques.
Téléskis, télésièges et l’invention du ski alpin
Hasard de l’histoire, c’est aussi en 1934 que le premier téléski est inauguré en Suisse dans la station de Davos (dans le canton des Grisons). Instrument hivernal par excellence, il possède certes des ancêtres sous la forme de cordes ou de câbles tractés sur des pentes très peu prononcées, mais il est surtout le témoin de la maturation d’une nouvelle pratique du ski, « dans » la pente, avec la glisse pour objectif premier. Ce ski « alpin » est consacré dans l’entre-deux-guerres, avec des premières compétitions, une reconnaissance institutionnelle et des touristes qui en font le but de leurs séjours hivernaux en montagne. Le second téléski de Suisse, inauguré en 1935, sur les pentes situées à l’arrière de l’hôtel Suvretta à St. Moritz est emblématique de cette dynamique, car construit par un hôtelier.
Ces deux premiers téléskis sont conçus par Ernst Gustav Constam, formé à l’École Polytechnique de Zurich comme ingénieur mécanicien. Pionnier des remontées mécaniques, il rédige, dans les années 1920, les premières prescriptions fédérales sur les téléphériques avant de s’impliquer dans la construction du téléphérique vers le Säntis dans les années 1930. Il innove avec son modèle de téléski, sur le principe d’une corde qui tourne de manière permanente dans la pente et qui permet une vraie légèreté à la fois dans la construction, dans l’utilisation et dans l’entretien. Souvent en « T » (ou en « pioche ») en Suisse, les archets des téléskis permettent de remonter deux personnes à la fois et peuvent aussi s’adapter à la pression du débit des touristes-skieurs.
Autour de ces infrastructures vont alors naître aussi les premiers plans de pistes, ou plutôt les « plans des champs de neige », donnant davantage des indications sur l’orientation générale pour glisser à travers les champs de neige que des précisions sur les pistes. A une époque où les pistes ne sont pas préparées et que les signalisations se contentent – quand elles existent – de signaler un danger majeur, la standardisation progresse mais elle reste imparfaite.
Téléski vers le Fronalpstock dans la station de Stoos, 1946 © ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv, Stiftung Luftbild Schweiz, Photographe Werner Friedli
Du reste, le téléski continue de faire vivre les domaines skiables tout au long du XXe siècle et une légende raconte qu’au détour d’un hiver très enneigé des années 1970, il y aurait eu un skilift en exploitation dans chacun des cantons de Suisse. Avec ses coûts de fonctionnement très réduit et la possibilité d’en construire sans système de concession trop contraignant, les téléskis vont s’imposer comme les forces sous-jacentes, les chevaux de trait de la quête effrénée d’un nouvel or blanc, combinés avec des funiculaires aux endroits où ils restent en exploitation et bientôt « sous » les télésièges et les téléphériques.
Domaine du Hoch-Ybrig (canton de Schwyz), téléski et télésiège, 1972 © ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv, Photographe Jules Vogt
Télécabines, téléphériques et course à l’or blanc
Si les premiers téléphériques sont construits dans l’entre-deux-guerres, c’est avec la fin des années 1940 et le début des années 1950, poussées par les frémissements d’une massification de la pratique du ski alpin que ces installations vont se multiplier, avec l’atout de pouvoir franchir des plus longues distances et des différences d’altitude plus marquées. En format « cabines », donc avec un fonctionnement proche de celui des télésièges sur un câble tournant en permanence, ou en format « va-et-vient » donc selon un système d’aller-retour de deux bennes de plus grande taille, ces infrastructures vont révolutionner l’accès aux champs de neige grâce à des débits plus importants, lesquels se situent alors rapidement autour des 500 personnes à l’heure, une vraie révolution !
Dans les années 50, ces projets ne permettent ainsi pas seulement d’atteindre des altitudes plus élevées, ils offrent aussi des cabines de plus en plus grandes, prélude à une massification encore évanescente. Le téléphérique à va-et-vient le plus performant de l’époque est inauguré en 1957 à Arosa. C’est l’entreprise Von Roll, basée dans le canton de Soleure, qui le construit entre la gare ferroviaire de la station grisonne et le sommet du Weisshorn, avec des cabines de plus 50 places et une vitesse de 6 et 10 mètres par seconde pour les deux sections de l’infrastructure. Deux ans plus tôt, en 1955, en Engadine, le téléphérique vers le Piz Nair est inauguré, avec là aussi deux cabines de 40 places offertes aux skieurs et un temps de parcours de huit minutes entre 2’486 mètres et 3056 mètres. Plus haute installation d’Europe à son inauguration, ce téléphérique a été construit par l’entreprise Habegger basée à Thoune (dans le canton de Berne). A chaque fois, ce sont des prouesses technologiques.
Vue aérienne du domaine skiable d’Arosa, avec le téléphérique vers le Weisshorn visible sur la droite de l’image, 1979 © ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv/Stiftung Luftbild Schweiz, Photographe Swissair Photo AG
Au début des années 1960, en Suisse, les stations de ski font fonctionner chaque hiver environ 400 installations, dont la moitié sont des télésièges, des télécabines, des téléphériques, des funiculaires ou des crémaillères dépendant de concessions fédérales pour être construites et entretenues, l’autre moitié étant constitué de téléskis. Ce chiffre global va croître très rapidement dans les années 1970 et 1980 pour atteindre son maximum autour de 1990 avec plus de 1’700 remontées mécaniques en fonction chaque hiver. Dans les années 1970, ce sont ainsi souvent plus de 50 nouvelles infrastructures qui sont inaugurées chaque année, la grande majorité étant des nouvelles constructions.
Comme un pied de nez à l’histoire, la construction de funiculaire reprend dans les années 1970, et à Zermatt, en 1980, on inaugure ainsi le funiculaire du « Sunnegga », véritable métro alpin qui permet d’acheminer les skieurs en plus grand nombre au cœur du domaine skiable, à près de 2’300 mètres d’altitude, d’où ils peuvent ensuite utiliser télésièges et téléphériques pour rejoindre les pistes. La complémentarité des infrastructures guide la planification des stations.
Les années 1980 voient une inversion du processus de construction de remontées mécaniques avec de plus en plus de remplacement ou de transformations d’infrastructures existantes et de moins en moins de « nouveaux » projets. Ceci s’explique par une conjonction de phénomènes aussi divers que l’émergence d’une sensibilité paysagère et écologiste, l’existence de limites topographiques pour développer les domaines skiables – classiquement, dans le massif alpin, en dessous de 2’000 mètres il faut déboiser pour dégager une nouvelle piste et au-dessus de 3’000 mètres, la roche prédominant il est difficile d’aménager des pistes – sur fond de premières prises de conscience des effets d’un réchauffement climatique notamment pour les stations de basse et moyenne altitude. Si les canons à neige vont bientôt s’imposer aux côtés des remontées mécaniques – 1% de la surface des pistes équipé en 1990 et plus de 35% en 2010 –, comme nouvelles infrastructures clés pour la vie des domaines skiables et des stations de montagne, il faut aussi souligner que le ski connaît des formes de réélitisation (en tout cas de renchérissement de sa pratique) à partir des années 1990.
Conclusion
Au tournant du XXIe siècle, les téléskis se font souvent plus rares dans les grandes stations, où les télésièges débrayables et les installations à cabines fermées – parfois chauffées – fonctionnant à flu continu deviennent la norme, mais les petites stations souvent à moins haute altitude continuent de s’appuyer sur le téléski, moins onéreux et plus flexible. De fait, les domaines skiables du début du XXIe siècle sont en fait des formes de sédimentation d’infrastructures de différentes générations, parfois modernisées, parfois complètement reconstruites, où la complémentarité reste de mise pour satisfaire les clientèles, selon que celles-ci soient familiales, orientées vers les disciplines plus extrêmes (freestyle, freeride) ou encore en quête d’une pratique « ski aux pieds » au pied du chalet.
Malgré un net ralentissement dans le développement de nouveaux projets depuis les années 1980, les exemples récents de Grindelwald et de Zermatt qui ont inauguré des infrastructures massives – pour accéder au Jungfraujoch plus aisément dans l’Oberland bernois (dès décembre 2020) et pour franchir la frontière italo-suisse (dès juin 2023) respectivement – soulignent que les remontées mécaniques s’inscrivent désormais moins exclusivement dans la construction d’un domaine skiable mais davantage dans des politiques touristiques orientées aussi vers les saisons sans neige, en jouant la carte de la complémentarité et de l’intégration dans un tissu infrastructurel préexistant.
Cette histoire et beaucoup d’autres sont à retrouver dans l’ouvrage Le ski en Suisse, une histoire, paru début décembre 2023, sous la direction de Grégory Quin, Laurent Tissot et Jean-Philippe Leresche, aux éditions Château & Attinger.
Par ailleurs, tout au long de l’hiver, vous pourrez trouver différentes histoires dévoilées dans le cadre de ce blog, tous les quinze jours, selon le calendrier suivant:
1er novembre 2023 – Swiss Ski, une organisation plus que centenaire
15 novembre 2023 – Les remontées mécaniques: petite histoire de la fabrication des domaines skiables en Suisse
1er décembre 2023 – Les monitrices et les moniteurs, ces héros de l’hiver
15 décembre 2023 – Ski et tourisme… au-delà de la quête de l’or blanc
1er janvier 2024 – Le Lauberhorn, la reine des courses
15 janvier 2024 – Les Jeux olympiques de 1928 et 1948
1er février 2024 – Les camps de ski, ou la clé de voute de la démocratisation d’un sport national
15 février 2024 – Les héroïnes et les héros du ski
1er mars 2024 – Le Marathon d’Engadine
15 mars 2024 – Les canons à neige




