Une histoire du ski en Suisse (3/10)
Les monitrices et les moniteurs de ski avec leurs anoraks « flashy » figurent parmi les symboles des sports d’hiver. Au gré des transformations de la pratique et de l’essor d’un tourisme d’hiver, ils se sont imposés dans les paysages de nos stations de sports d’hiver. Guidant des longues files de « débutants » à travers les domaines, attendant leurs « clients » au pied des remontées mécaniques ou partageant des soirées avec les amatrices et les amateurs d’après-ski. Si le métier reste saisonnier, il est aussi une réelle « profession » avec une formation balisée, un diplôme reconnu, une grande reconnaissance publique et des organisations « professionnelles » chargées de la validation et de la transmission des contenus : ce sera l’Interassociation Suisse pour le Ski (IASS) et l’Association des Ecoles Suisses de Ski (AESS), fondées respectivement en 1932 et en 1934.
Dès les premières glisses au début du 20ème siècle, il existe des moniteurs (parfois appelés « référent technique » dans les ski-clubs) chargés de la présentation des techniques aux membres et de l’accompagnement des sorties sur les pentes ou dans les vallées. La modalité nordique domine alors encore, le risque de chute reste donc mesuré et compte tenu du matériel à disposition, les déplacements restent laborieux, pourtant de premières patentes cantonales émergent. C’est avec l’entre-deux-guerres, et l’invention (la codification) du ski dans la descente – celui que l’on nommera alors « ski alpin » par opposition à « ski nordique » – que l’intervention d’un-e expert-e va devenir plus nécessaire. En effet, avec la vitesse le risque croît, il devient prioritaire (et plus difficile) de maîtriser les lattes, c’est l’acte de naissance de la figure du « moniteur » ou de la « monitrice ». Si le métier est longtemps resté un fief masculin (comme bien d’autres espaces sociaux), des femmes sont présentes très tôt, témoin d’une discipline où elles peuvent aussi concourir comme les hommes dès les premiers championnats du monde en 1931.
Passée à la postérité sous les traits du moniteur Fernand Bonnevie donnant la réplique à Jean-Claude Dusse dans Les Bronzés font du ski, l’histoire de cette « profession » est pourtant encore largement à écrire. Ainsi, les moniteurs et monitrices n’ont pas encore révélés tous leurs secrets, eux qui ont tour à tour été bannis des Jeux olympiques pour « professionnalisme », portés au zénith par l’histoire d’un sport d’hiver devenu symbole des Trente glorieuses et parfois relégués par la simplicité induite par les nouveaux matériaux et les nouvelles « formes » de ski au tournant du 21ème siècle.
Apprendre à skier … l’essor du ski alpin dans l’entre-deux-guerres
Dans les faits, les créations de l’Interassociation Suisse pour le Ski et d’une Association Ssuise des Clubs de Ski relèvent d’un contexte social favorable à la pratique du ski au courant des années 1920. Depuis le milieu de ces années, la pratique dite « de descente », cela peut être un simple parcours ludique ou des courses (de slalom ou de descente), devient la modalité « à la mode » sur les pentes helvétiques (et plus largement alpines), bientôt favorisée encore par l’installation des premières véritables remontées mécaniques – les skilifts des années 1930. Dans la pente, le « ski alpin » comporte aussi davantage de risque pour les adeptes et elle invite à un apprentissage plus systématique, ce que les écoles de ski vont offrir aux clients des stations de sports d’hiver. En effet, si des moniteurs ou des monitrices « vendent » leurs compétences dès le début des années 1920 (et peut-être même depuis les années 1900), à partir de la fin des années 1920, ils vont se regrouper au sein de nouvelles entités, c’est le guichet unique avant l’heure, et c’est à St. Moritz en 1929, à l’initiative de Giovanni Testa, que voit le jour la première « école suisse de ski ». Bientôt, de telles structures vont voir le jour dans toutes les stations : Mürren (1930), Davos (1932), Adelboden (1933), Villars (1933), en 1934, elles sont déjà plus de 50 écoles à travers l’ensemble du massif alpin helvétique, avec des moniteurs (et quelques monitrices) qui assurent plusieurs dizaines de milliers de leçons chaque hiver. Le succès est immédiat. Il annonce la grande quête de l’or blanc de l’après-guerre. Preuve en est, il se manifeste aussi dans les étagères des librairies spécialisées, par la production (ou parfois la réédition) d’un très grand nombre de brochures dont l’ambition est de fixer la technique du ski. Parmi d’autres, nous pouvons citer : Jakob Allemann, Der Schneeschuhlauf (1926), Georg Bilgeri, Der Alpine Skilauf (réédité en 1922 et 1929), Josef Dahinden, Die Skischule (1924), Alfred Fluckiger, Mein Skilehrer (1929) ou encore Hans Leutert, Skischule des Schweizerischen Skiverbandes (1930). Bien évidemment, il ne s’agit ici que d’ouvrages parus en Suisse, mais la dynamique dépasse les frontières nationales, et de telles énumérations peuvent être répétées pour la France, pour l’Allemagne, mais aussi pour l’Autriche ou l’Italie. Souvent d’accord sur les contenus, le jeu des sept différences ne serait pas simple à mobiliser entre ces ouvrages aux emprunts parfois explicites (et éhontés).
Sur ces bases méthodologiques, Association Suisse des Clubs de Ski, Club Alpin Suisse, Société Fédérale de Gymnastique, Société Suisse des Maîtres de Gymnastique, Ski-Club Académique Suisse, les Ecoles de Ski de Flims et Gstaad et l’Association de ski des Grisons décident de mutualiser leurs compétences pour rédiger un nouveau manuel d’apprentissage du ski. Celui-ci est discuté à l’occasion de trois conférences qui vont être organisées, successivement les 5 et 6 décembre 1931 à Davos, du 16 au 21 avril 1932 à Arosa, puis du 23 au 27 juillet 1932 sur le glacier de l’Eiger dans l’Oberland bernois. Dès la fin de l’été au mois de septembre 1932, les bons-à-tirer du manuel sont prêts et le premier cours de formation des experts peut encore se tenir du 4 au 7 novembre à Davos. Dans la foulée, le 7 novembre 1932, l’Interassociation Suisse pour le Ski est officiellement fondée à Davos. Ce sont même deux nouvelles institutions qui vont voir le jour à quelques mois d’intervalle, puisque les Ecoles de ski vont aussi regrouper leurs efforts et leurs intérêts au sein d’une Association des Ecoles Suisses de Ski (AESS) dès le 13 septembre 1934.
Une école de ski, vers 1940 © ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv / Photographe inconnu / Ans_15099-028-AL
L’ambition de tous les promoteurs du ski est « technique » en organisant des recommandations autour de la position du skieur, mais aussi « hygiénique » en travaillant à la fois sur la prévention des blessures et sur la promotion de la technique la plus « économique » en matière énergétique. Il faut plaire à tout le monde et satisfaire tous les clients. La volonté est véritablement de sortir le ski suisse des aspects trop empiriques qui prévalaient jusqu’aux années 1930, mais aussi d’offrir des alternatives aux stations autrichiennes (souvent bien moins chères, déjà !). En effet, la concurrence avec l’Autriche est structurante de ces dynamiques et les procès-verbaux des premières séances de l’IASS ou de l’AESS regorgent de mentions de la nécessité d’offrir – à défaut d’hôtels moins chers – un apprentissage facilité du ski, susceptible d’attirer de nouveaux clients … euh de nouveaux touristes ! Les moniteurs et monitrices désormais labellisé-e-s par l’IASS et œuvrant dans des écoles certifiées par l’AESS sont les fers de lance d’une explosion à venir du « tourisme de ski ».
Les Trente glorieuses du ski
Après le sommeil forcé induit par la guerre, dans les années 1950 et 1960, le ski va véritablement se hisser au rang de « sport national », à travers les résultats des athlètes d’élite, mais surtout par l’accroissement de la pratique hiver après hiver, leçons après leçons, abonnements après abonnements, que celle-ci soit le fait d’autochtones ou de touristes étrangers. Depuis les vallées les plus reculées des Grisons jusqu’au pentes plus douces du Jura, il n’y a pas un hiver dont les chiffres indiquent un recul de la pratique par rapport à l’année précédente. Il faut tout au plus quelques épisodes météorologiques extrêmes – comme lors de l’hiver 1950-1951 où des chutes de neige très fortes (4 à 5 mètres en quelques jours) occasionnent des avalanches qui font plusieurs centaines de morts dans le massif alpin – pour ralentir l’essor du tourisme à ski. Malgré ces imprévus, la croissance est l’unique boussole des promoteurs du tourisme… les refrains venus de Suisse-allemande le disent d’ailleurs avec force et insistance « Tout le monde fait du ski » !

Les élèves d’une école de ski à Mürren devant le trio Eiger-Mönch-Jungfrau à la fin des années 1950 © ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv / Photographe inconnu / Dia_286-0836
Dans ce contexte, les moniteurs et monitrices deviennent de véritables héros des « Trente glorieuses du ski », cette période qui va des années 1950 aux chocs pétroliers des années 1970, qui vont rebattre quelques cartes dans les dynamiques touristiques internationales. Dans ces années, les publics des écoles suisses de ski se diversifient aussi, avec l’accueil de plus en plus régulier d’enfants en vacances avec leurs parents, mais aussi de personnes montant pour la première fois de leur vie sur des skis. Autant de nouveaux publics pour les écoles de ski et leurs moniteurs. Les organisations faîtières (IASS et AESS) font alors feu de tout bois et renouvellent aussi leurs manuels et autres supports pédagogiques pour offrir les contenus les plus adaptés aux nouveaux amateurs de glisse, dont les expertises « sportives » ne sont pas toujours homogènes.
L’école de ski classique voit aussi naître des concurrences, comme dans le cadre des hôtels ouvert par le Club Méditerranée, où les touristes-skieurs sont pris en charge dans des nouvelles formules all-inclusive (abonnements et cours de ski inclus), où les moniteurs sont engagé-e-s par les hôtels directement et restent pendant l’ensemble de la saison rattaché-e-s à ces hôtels. Parfois sources de conflits, ces groupes parallèles créent des hiérarchies locales (parfois les moniteurs du Club Med en Suisse sont « Français », sic !), mais aussi des entre-soi, puisque ces mêmes hôtels offrent aussi des restaurants sur les pistes et des activités d’après-ski au sein des hôtels dans les stations. C’est l’ambiance du film Les Bronzés – pour le côté vie collective – mais au ski.

En outre, dans ces mêmes années, les camps de ski scolaires ou portés par des institutions diverses (nous y reviendrons dans un prochain billet) visent d’ailleurs dans le même temps à l’acquisition de compétences techniques de base et à la création d’une forme d’accoutumance à la pratique du ski, avec l’espoir que les enfants deviennent de futurs adultes fous de ski. Si ces camps de ski vont être favorisées par des initiatives comme le programme Jeunesse+Sport, ils vont aussi devenir des opportunités de travail pour les moniteurs et monitrices qu’ils (ou elles) soient aussi enseignant-e-s d’éducation physique le reste de l’année ou non.
Une profession en pleine transformation depuis les années 1990
Depuis les premiers manuels de l’Interassociation Suisse pour le Ski dans les années 1930 et 1940, et même depuis les premières glisses contemporaines à la fin du 19e siècle, c’est le virage qui constitue le point central des débats entre techniciens de la pratique du ski, qu’il soit à rotation, à contre-rotation ou encore en chasse neige, Christiania ou Arlberg. C’est aussi le virage qui, avec le freinage, est le principal objet de l’apprentissage du ski. Si l’invention des carres va révolutionner le freinage et la maîtrise de la ligne dans la pente, avec des skis souvent très longs et rectilignes, le virage reste longtemps une vraie difficulté indépendamment de la qualité de la neige ou du damage de la piste. Il justifie des apprentissages longs, souvent sur plusieurs hivers consécutifs pour des enfants devenus adolescents ou des adultes appelés à de la patience avant tout.
Dans le courant des années 1980, le snowboard modifie l’approche de la glisse et invente une nouvelle manière de prendre des virages en « taillant » la neige avec des carres resserrés au centre de la planche. Transposée aux skis, cette « taille de guêpe » ou version « parabolique » des lattes, c’est l’innovation « carving » ! Au départ, durant l’hiver 1994-1995, l’innovation porte sur les skis des athlètes de haut niveau, qui trouvent dans ces nouveaux skis des « outils » pour conserver plus de vitesse en sortie de virage et gagner centièmes après centièmes dans leur quête de victoires. Cependant, dans le contexte d’un marché devenu plus concurrentiel avec l’essor du snowboard, les fabricants flairent aussi la bonne affaire pour le grand public. Si certaines voix critiques se font entendre, arguant d’innovations à répétition qui ne changent pas grand-chose au ski, force est de constater que le carving est bien une révolution. Il marque la fin du « ski de grand-papa » sur des planches de deux mètres incontrôlables.
Avec le carving, les virages deviennent toujours davantage une question de gestion et de transfert du poids du corps, où l’inclinaison de ce dernier crée l’entrée dans le virage qu’il suffit alors de laisser aller en toute décontraction, presque sans appuyer sur les pieds. Comme le souligne un article du journal Le Nouvelliste en novembre 1996, le carving « apporte dans ses bagages une manière plus joyeuse, plus décontractée, plus « cool » de skier. (…) Il devrait donner un coup de frein à l’exode vers le snowboard (…) ». Il va surtout alléger le travail des moniteurs et monitrices de ski.
Quelques heures de cours et déjà les sensations sont au bout des spatules, et si l’on ajoute à cela les progrès du confort des chaussures qui ne sont pas pour rien dans le plaisir de glisser de tailler des courbes, les conditions sont réunies pour apprécier de nouveaux plaisirs, moins formatés et plus en prise avec une époque valorisation l’improvisation et les attitudes « fun ». Reste que dans la pente, le ski (et le snowboard) reste un sport à risque, un sport où l’on peut se blesser, et c’est aussi cela que les écoles de ski mettent de plus en plus en avant, à savoir la capacité à faire apprendre des manières sûres de skier.
Conclusion
A l’heure d’un ski globalisé, le métier de « monitrices » ou de « moniteurs » de ski change. De plus en plus exercé par des saisonniers venus d’ailleurs, il implique aussi des compétences toujours plus larges, avec des modalités de glisse qui se multiplient, des attentes de la part des « clients » qui évoluent vers l’accompagnement en hors-piste jusqu’aux apprentissages express en quelques heures, ou la découverte du ski de randonnée. Pour autant, les leçons de ski continuent de compter pour près de 90% des leçons assurées par les écoles suisses de ski, snowboard, télémark ou ski de randonnée se partageant les 10% restant.
Selon le site internet de Suisse Tourisme, « débutants, faux débutants ou experts – les Écoles Suisses de Ski ont une offre adaptée à tous les âges et tous les niveaux. Avec plus de 150 Écoles Suisses de Ski, vous êtes à la bonne adresse pour vivre un cours de sport de neige passionnant et varié. Les Écoles Suisses de Ski proposent un enseignement diversifié en ski, de même qu’en snowboard, télémark et ski de fond. Des moniteurs expérimentés et très qualifiés vous aident à passer au niveau supérieur sur votre engin de glisse », surtout la promesse d’un apprentissage passionnant et varié.
Cette histoire et beaucoup d’autres sont à retrouver dans l’ouvrage Le ski en Suisse, une histoire, paru début décembre 2023, sous la direction de Grégory Quin, Laurent Tissot et Jean-Philippe Leresche, aux éditions Château & Attinger.
Par ailleurs, tout au long de l’hiver, vous pourrez trouver différentes histoires dévoilées dans le cadre de ce blog, tous les quinze jours, selon le calendrier suivant:
1er novembre 2023 – Swiss Ski, une organisation plus que centenaire
15 novembre 2023 – Les remontées mécaniques: petite histoire de la fabrication des domaines skiables en Suisse
1er décembre 2023 – Les monitrices et les moniteurs, ces héros de l’hiver
15 décembre 2023 – Ski et tourisme… au-delà de la quête de l’or blanc
1er janvier 2024 – Le Lauberhorn, la reine des courses
15 janvier 2024 – Les Jeux olympiques de 1928 et 1948
1er février 2024 – Les camps de ski, ou la clé de voute de la démocratisation d’un sport national
15 février 2024 – Les héroïnes et les héros du ski
1er mars 2024 – Le Marathon d’Engadine
15 mars 2024 – Les canons à neige

