Ski et tourisme … au-delà de la quête de l’or blanc

Une histoire du ski en Suisse (4/10)

L’or blanc à Verbier et ailleurs

En 1945, quelques semaines après la fin de la guerre, à Flims est inauguré le premier télésiège débrayable de Suisse, un événement symbolique avant tout, mais qui incarne le tournant vers une forme d’industrialisation du ski alpin que la Suisse va largement orchestrer des années 1950 aux années 1970. L’équipement de la montagne va alors croître parallèlement à l’augmentation du nombre de visiteurs, bientôt les principaux domaines skiables associeront plusieurs dizaines de remontées mécaniques.

En effet, de quelques dizaines d’installations au milieu des années 1940, la Suisse en fait « tourner » près de 500 au début des années 1960. Au-delà du développement des stations déjà en plein essor dans l’entre-deux-guerres, l’après-guerre concerne aussi de nouveaux espaces et de nouveaux massifs, comme c’est le cas à Verbier, lieu presque iconique pour saisir à la fois l’esprit d’entreprise, la rapidité des phénomènes et l’emprise urbanistique et paysagère du ski alpin. À Verbier, après un premier hôtel en 1927, le premier téléski date de 1947 et le premier télésiège de 1950. Dans le même temps, le nombre de lits offerts aux visiteurs passe de 398 en 1954 à 1472 en 1973, pour un nombre de nuitées qui augmentent dans des proportions similaires, passant de 41’651 (en 1954) à 148’571 (en 1973). S’il existe de nombreuses stations où l’accroissement – mesuré en termes de nombres de nuitées – est encore plus prononcé, Verbier constitue un exemple parfait pour comprendre les créations ex nihilo de stations de sports d’hiver. De manière générale, et s’il faudrait bien évidemment entrer dans plus de détails au niveau de chaque localité, en fonction de l’inauguration de nouvelles infrastructures (hôtels et remontées mécaniques), nous pouvons indiquer que les trente plus grandes stations de ski de Suisse connaissent un doublement de leurs nuitées entre 1953 et 1973, passant d’environ 6 millions à près de 11 millions de nuitées annuelles.

Télésiège à Verbier, 1992 © ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv / Fotograf: Comet Photo AG (Zürich) / Com_L41-0207-0001-0002

Au début des années 1970, au moins trois facteurs vont se cumuler pour expliquer une forme de ralentissement de la croissance de la fréquentation des sports d’hiver. D’une part, et premièrement, les chocs pétroliers entraînent certaines réorganisations dans les flux touristiques. D’autre part, dans de nombreuses stations les capacités d’hébergement sont souvent atteintes dans le courant des années 1970 et l’émergence des capacités hors-hôtels, dans des « résidences secondaires » ou des appartements de vacances est encore relativement modeste. Enfin, troisièmement, le développement des capacités de transport aérien, avec l’introduction d’avions à réaction dans les principales compagnies occidentales dans les années 1970, vont élargir les horizons touristiques jusqu’aux antipodes et diluer ainsi les fréquentations dans le massif alpin.

Blick über das Val de Bagnes bei Bagnes, mit dem Skigebiet von Verbier (links Mitte), Mitte: Bec des Rosses, rechts im Hintergrund: Weisshorn (4506 m)

McDonnell Douglas DC-10-30, HB-IHB “Schaffhausen”, au-dessus des montagnes valaisannes © ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv/Stiftung Luftbild Schweiz / Fotograf: Swissair, Fotograf / LBS_SR04-055677

Les bouleversements du tourisme au tournant du 21ème siècle

Dans les faits, les statistiques disponibles depuis le début des années 2000 indiquent qu’il existe un recul significatif dans la pratique du ski durant les dernières décennies. En effet, selon les données de l’Office fédéral de la statistique, les remontées mécaniques ont enregistré environ 30’000 entrées dans les domaines skiables par jour d’hiver dans la période 2003-2006, un chiffre qui se situe plutôt entre 20’000 et 25’000 pour les hivers entre 2014 et 2019 (en excluant les hivers touchés par la pandémie de Covid-19). De nombreuses explications peuvent être avancées pour comprendre ces transformations, sans qu’il soit aisé de les classer par ordre d’importance ou d’en faire des causes véritablement décisives si elles sont considérées indépendamment les unes des autres.

Une file d’attente à Davos, 1976 © ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv / Fotograf: Vogt, Jules / Com_L25-0822-0006-0006

En premier lieu, nous pouvons mentionner le développement de l’offre de vols « low-cost » pour les voyages en Europe qui, sous la bannière de Ryanair ou d’Easyjet, crée une situation où il devient moins cher d’aller profiter de quelques jours au sud du continent sur les bords de la Méditerranée ou dans une capitale que de skier deux jours dans les Alpes. Bien évidemment, les promoteurs du ski répondent que le développement d’offres nouvelles, comme le Magic Pass en Suisse romande, crée les conditions de la poursuite de la démocratisation, mais les quelques années de décalage entre l’essor des vols low-cost et la création de ces offres d’abonnement ont permis à de nouvelles habitudes de s’enraciner et de détourner une partie de la population du ski.

Deuxièmement, nous pouvons souligner, au-delà de questions purement économiques, un désintérêt d’une partie de la population pour les activités d’hiver (ski ou autre), ce que l’on observe en particulier dans les changements des goûts de la jeunesse, et dans les opportunités de pratiquer des activités physiques, au-delà de l’essor des sports « fun » (qui ne comble pas tout). Si les jeunes deviennent plus actifs, selon les données des dernières enquêtes menées sous l’égide de la Confédération, aujourd’hui l’offre sportive est immense, depuis le parkour jusqu’au unihockey en passant par le fitness. Surtout comme les consommations autour d’autres biens culturels, les jeunes (mais aussi les moins jeunes !) deviennent des « butineurs », zappent d’une activité à l’autre, sans réellement se fidéliser, au grand dam des acteurs touristiques. L’idée qu’il peut exister une « station familiale » où l’on se rend chaque hiver en famille a du plomb dans l’aile. Du reste, un décompte de la pratique du ski ne se basant que sur les chiffres des remontées mécaniques ne peut être que partiel (pour en pas dire partial), dans la mesure où, ski de fond, ski de randonnée ou même usage de raquette à neige n’ont pas besoin des remontées mécaniques et échappent donc partiellement aux statistiques. En outre, certaines stations annoncent moins de 50% de leurs nuitées qui sont assurées par des skieuses ou des skieurs. La preuve que l’on peut faire bien d’autres choses en hiver, et pas uniquement lorsque la neige vient à manquer.

Troisièmement, et en contradiction avec le premier élément, il nous faut souligner la montée en puissance d’une sensibilité à la question paysagère et climatique. Si les domaines skiables offraient encore moins de 5% de surfaces enneigées artificiellement en 1997, ce chiffre est passé au-dessus de 50% au tournant des années 2020, et dans de nombreuses vallées, les hivers de plus en plus chauds (ou aux fortes variations de températures) rendent impossibles l’ouverture des pistes sans les canons. Bien souvent, les canons tournent d’ailleurs déjà dans la deuxième moitié d’octobre, lorsque les températures déclinent et qu’il devient urgent de « préparer » la saison. Si ces installations font le plaisir des amatrices et des amateurs de glisse, elles créent aussi des formes de rejet dans une portion croissante de la population, notamment les plus jeunes, jusqu’aux sabotages observées ces derniers mois.

Canon à neige, vers 1970 © ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv / Fotograf: Comet Photo AG (Zürich) / Com_LC1965-009-022

Quatrièmement, nous vivons aussi de profonds changements dans les intérêts et enjeux sociaux qui nous mobilisent, ce que certain qualifie de « méridionalisation » de nos sociétés. De fait, nombre de comportements et d’habitudes – en lien avec les deux premiers points – évoquent un rejet de l’hiver. Cette dynamique s’observe aussi dans les usages de l’espace de nos villes, où le « dehors » et les « terrasses » sont de plus en plus valorisés, y compris durant la mauvaise saison – et malgré l’interdiction introduite des chauffages en extérieur.

Plus largement et pour prendre en compte dans nos réflexions les touristes venus de l’étranger, depuis la crise de 2008, le contexte économique global crée une situation (encore plus forte depuis la fin des années 2010) de cherté relative de la Suisse en Europe. Si cela a existé depuis les années trente et alors que le Franc suisse et l’Euro « valent » la même chose, la barrière économique devient souvent infranchissable pour un nombre croissant de visiteurs, y compris parmi les plus fidèles comme les Britanniques qui doivent en outre faire face à une inflation record, à la fois en raison des conséquences du Brexit et dans le contexte nouveau d’une guerre chaude aux portes de l’Europe.

Dans ce contexte, il convient encore de rappeler que le ski ne fait pas tout, que de nombreuses stations possèdent une offre d’activités très diversifiées tout au long de l’année – même si le « tourisme quatre saisons » est probablement une chimère, tant il n’y a que deux saisons en montagne et qu’entre l’été et l’hiver souvent le terrain est inaccessible. Si le ski décline, la saison d’hiver reste attractive, même si elle ne représente plus stricto sensu qu’environ un tiers du nombre de nuitées hôtelières enregistrées au début des années 2020.

Cette histoire et beaucoup d’autres sont à retrouver dans l’ouvrage Le ski en Suisse, une histoire, paru début décembre 2023, sous la direction de Grégory Quin, Laurent Tissot et Jean-Philippe Leresche, aux éditions Château & Attinger.

Par ailleurs, tout au long de l’hiver, vous pourrez trouver différentes histoires dévoilées dans le cadre de ce blog, tous les quinze jours, selon le calendrier suivant:

1er novembre 2023 – Swiss Ski, une organisation plus que centenaire

15 novembre 2023 – Les remontées mécaniques: petite histoire de la fabrication des domaines skiables en Suisse

1er décembre 2023 – Les monitrices et les moniteurs, ces héros de l’hiver

15 décembre 2023 – Ski et tourisme… au-delà de la quête de l’or blanc

1er janvier 2024 – Le Lauberhorn, la reine des courses

15 janvier 2024 – Les Jeux olympiques de 1928 et 1948

1er février 2024 – Les camps de ski, ou la clé de voute de la démocratisation d’un sport national

15 février 2024 – Les héroïnes et les héros du ski

1er mars 2024 – Le Marathon d’Engadine

15 mars 2024 – Les canons à neige

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