Une histoire du ski suisse (7/10)

Les camps de ski pour la jeunesse (les JUSKILA comme acronyme pour « Jugendskilager » en allemand) sont « inventés » sur la base d’une initiative de l’Association suisse des clubs de ski (fondée en 1904), et notamment sous l’impulsion de sa secrétaire centrale Elsa Roth, laquelle souhaite réunir, du 6 au 13 janvier 1941, 500 jeunes garçons venus de toute la Suisse à Pontresina dans le canton des Grisons. Pourtant, nous devrions plutôt indiquer que l’Association suisse des clubs de ski assume l’organisation technique du rassemblement, alors que les objectifs dépassent la simple technique du ski.
L’invention des camps de ski
Derrière cette initiative pour les jeunes garçons se trouvent à la fois des dirigeants politiques et des promoteurs du tourisme. Pour le Conseil fédéral – et le Général Guisan alors commandant en chef de l’armée suisse –, il s’agit d’encourager la préparation physique de la jeunesse, en lui donnant aussi la possibilité de se rencontrer dans un cadre unique et se lier par de nouveaux sentiments d’amitié. Sur un plan très symbolique, il s’agit aussi de faire vivre à ces jeunes l’importance de la « défense spirituelle », dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. Cette volonté politique est aussi soutenue par les milieux touristiques, qui sont alors aux aguets pour toutes les idées qui pourraient compenser même partiellement l’absence des visiteurs étrangers, entravés dans leurs déplacements à cause de la guerre. Outre l’opportunité de remplir quelques chambres, le fait que ce soient des jeunes induisent aussi des ambitions pour le futur et l’idée que ces jeunes auront envie de revenir aux sports d’hiver. Si le plaisir de skier n’est pas alors pas prioritaire, et qu’il s’agit surtout d’endurcir les participants, force est pourtant de constater que les camps restent dès le début des moments inoubliables, des souvenirs impérissables dans les mémoires, malgré des conditions « à la dure ».
Vue sur les montagnes, 1952 © ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv / Fotograf: Unbekannt / Ans_15059-011-AL
Dès l’hiver 1941-1942, ce sont deux camps qui sont organisés, puisqu’aux 500 garçons vont s’ajouter 500 filles, qui seront réunis séparément à Montana pour les garçons et à Wengen pour les filles, sous la devise suivante : « aucun participant ne paye, aucun chargé de fonction n’est rétribué ». Ce bénévolat implique un engagement important de la population des stations de ski visitées, notamment des femmes qui sont mobilisés depuis les cuisines jusqu’aux raccommodages du matériel que chaque participante et participant doit apporter pour la durée du camp, mais aussi d’un réseau de parrains et de marraines qui sont invités chaque hiver à faire un don pour financer l’organisation. En outre, soulignons que les participants et participantes n’ont que très rarement recours aux remontées mécaniques dans ces premières années, où l’on continue de faire les montées et les descentes ski aux pieds.
A l’exception de l’hiver 1956-1957, où les hébergements prévus pour le camp seront mobilisés pour les réfugiés hongrois, le camp est remis sur pied chaque année avec un succès toujours croissant. Dès 1949, ce camp fédéral s’installe alors régulièrement à la Lenk, mais surtout il devient mixte, avec filles et garçons qui sont convoqués la même semaine au même endroit (en continuant bien évidemment à être hébergés dans des structures distinctes). De plus en plus, ces camps prennent des accents de « vacances » où l’on apprend les rudiments techniques de la glisse plus qu’une véritable préparation militaire, même si les autorités militaires continuent de soutenir l’organisation y compris sur le plan logistique, la devise change aussi pour devenir : « Immer froh ! Toujours gai ! ».
En parallèle, sur des bases plus locales, différents établissements scolaires, institutions, communes ou sociétés sportives vont commencer à organiser des camps de ski pour leurs élèves et leur jeunesse. Ainsi, en 1964, c’est l’institution Caritas qui lance un premier camp, qui deviennent cinq camps dès 1966 pour faire face à la forte demande, soulignant que « plus peut-être qu’en été, les possibilités de contacts sont nombreuses étant donné les heures passées au chalet ». L’année suivante, sur une initiative du Ski-club de Fribourg, le « Camp de ski de Fribourg » (CSF) est mis en place, traditionnellement organisé entre Noël et Nouvel An pour une centaine d’enfants fribourgeois ; en 1967 encore, au sein de la Maison de la Jeunesse de Genève, trois camps de ski sont planifiés dans la vallée de Conches « pour les jeunes de 16 à 20 ans ». Dans ces années 1950 et 1960, plus systématiques, ce sont aussi les « OJ » (pour « Organisation Jeunesse »), dans les sections du Club Alpin Suisse, qui vont mettre sur pied des camps de ski, et progressivement le concept s’installe dans le parcours de formation de la jeunesse. Bien évidemment, pour les parents, ces organisations ont un intérêt d’abord économique, puisque les camps sont toujours organisés à des conditions très avantageuses, notamment au regard de ce que coûte un séjour plus classique dans une station de sports d’hiver.
Vers l’or blanc, la massification des camps de ski
La création de Jeunesse+Sport (J+S) au début des années 1970 va évidemment favoriser l’accélération de la démilitarisation de l’organisation du système sportif, mais les camps de ski comptent parmi les grands gagnants de cette innovation institutionnelle. Grâce aux nouvelles monitrices et aux nouveaux moniteurs J+S, mais aussi grâce au soutien financier et matériel apporté par le programme fédéral, les camps de ski vont connaître une réelle accélération de leur développement.
Affluence des grands jours à la gare de Zurich, départ des camps de ski, 1973 © ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv / Fotograf: Schmid, Josef / Com_L22-0060-0001-0006
Si le ski atteint alors véritablement le statut de sport national, cela va bien au-delà des émotions partagées autour des victoires suisses autour de Sapporo 1972 ou plus tard du « triomphe helvétique » de Crans Montana en 1987, c’est avant tout une expérience collective vécue par les enfants qui façonne le nouveau statut du ski alpin. Pour les trois dernières décennies du 20ème siècle, il est possible d’indiquer qu’une écrasante majorité des jeunes suisses font au moins un camp de ski durant leur scolarité, que ces jeunes habitent à Coire, à Bâle ou à Genève. Ces camps de ski s’inscrivent alors dans un essor de l’infrastructure touristique, avec certaines communes qui vont jusqu’à construire des bâtiments spécialement dédiés à ces camps.
Loin de n’être que des réussites architecturales, les nouveaux bâtiments construits à cette époque sont très souvent plutôt imposants et font l’objet de critiques localement, au-delà de l’appréciation positive que l’on peut avoir pour les camps de ski. L’aspect pratique et utilitaire prédomine, et l’on cherche surtout à assurer des coûts très faibles pour les nombreux participants.
Dans ce cadre, soulignons que ce sont davantage des stations de moyenne altitude, aux domaines skiables moins développées, ou situées aux marges de plus grands domaines, qui vont s’investir sur ce nouveau segment. Plus que St. Moritz, Grindelwald, Zermatt ou Verbier, ce sont des communes comme les Crosets, La Fouly, Les Diablerets, Churwalden ou encore Fiesch qui misent sur cet essor, mais aussi des régions plus « périphériques » comme le massif jurassien, le Gantrisch (dans le canton de Berne) ou le Toggenburg (dans le canton de St. Gall).
Dans le courant des années 1990, les transformations techniques dans les sports de neige, avec l’introduction du carving et l’essor du snowboard, profitent des camps de ski pour toucher un public très large. A travers les camps de ski, les sports de neige restent au contact de la jeunesse, ils s’inscrivent dans le mouvement des « sports fun », qui vont définitivement consommer la rupture avec la tradition militaire. La success story ne semble pas pouvoir connaître de limites.
Une institution en danger … des microcosmes bouleversés
Pourtant, les camps de ski rencontrent une première véritable difficulté dans le courant de la décennie 2010. En effet, dans le canton de Thurgovie, une nouvelle disposition dans la loi scolaire – voulue par un député de l’UDC, sic ! – prévoit que les parents doivent contribuer à certaines activités, notamment les cours de langue pour les élèves allophones. Alerté, le Tribunal Fédéral rend un arrêté, basé sur une lecture très stricte de la Constitution fédérale, et notamment de son article 19, lequel précise qu’il existe en Suisse un droit à un « enseignement de base suffisant et gratuit ». Ce principe de gratuité doit s’appliquer largement à toutes les activités de l’école et donc aussi aux sorties et aux camps, qu’ils soient sportifs ou culturels. Dans les faits, les parents ne peuvent plus être sollicités pour ces camps au-delà d’une somme de 10 à 16 francs – laquelle doit couvrir les frais de repas –, là où auparavant les sommes pouvaient atteindre de 200 à 300 francs, selon le type d’hébergement et la station organisatrice.
Après quelques premiers mois d’intenses inquiétudes, marqués par de nombreuses discussions autour des solutions imaginables pour financer le manque à gagner que les parents n’avaient plus à payer, et alors que certains camps ont d’abord été annulés, progressivement, communes, cantons et Confédération ont pu mettre en place des solutions adaptées à chaque situation. S’il existe toujours une certaine inégalité territoriale – quelque peu renforcée suite à l’arrêté du Tribunal fédéral –, avec des communes moins aisées obligées de réduire leurs offres, le fait que de nombreuses communes ont pu investir directement dans des infrastructures d’hébergement depuis les années 1960 permet le maintien de la plupart des camps. Tout au plus, les camps peuvent parfois se voir réduit d’une journée pour éviter d’engendrer trop de surcoûts à la charge des autorités politiques. La Confédération de son côté, notamment à la suite d’un postulat du conseiller national Duri Campell, représentant la vallée d’Engadine au Parlement fédéral, en augmentant la contribution apportée par J+S, en la faisant passer de 7,60 à 12 francs par élève et par jour de camp. Dans le même temps, des initiatives privées comme l’Initiative sport de neige Suisse lancée en 2014 sont des atouts pour les organisateurs et les organisatrices, en apportant une expertise technique, en coordonnant un réseau de moniteurs et en rassemblant les offres disponibles chaque hiver.
Ajouté à un certain désintérêt pour le ski, notamment dans les métropoles où le ski rencontre de plus en plus la concurrence de nouvelles disciplines sportives, l’institution « camp de ski » vacille quelque peu sur ses bases, et avec elle tout un microcosme de pensions, d’hôtels, d’organisations qui se sont progressivement dédiés à ces activités. Pourtant, forte du soutien réaffirmé de J+S et de l’engagement des autorités politiques à tous les niveaux (des communes jusqu’au Parlement fédéral), les camps de ski peuvent continuer de jouer leur rôle, à la fois pour rendre la neige accessible à toutes et tous et pour donner envie largement de goûter au plaisir de toutes les glisses…
Cette histoire et beaucoup d’autres sont à retrouver dans l’ouvrage Le ski en Suisse, une histoire, paru début décembre 2023, sous la direction de Grégory Quin, Laurent Tissot et Jean-Philippe Leresche, aux éditions Château & Attinger.
Par ailleurs, tout au long de l’hiver, vous pourrez trouver différentes histoires dévoilées dans le cadre de ce blog, tous les quinze jours, selon le calendrier suivant:
1er novembre 2023 – Swiss Ski, une organisation plus que centenaire
15 novembre 2023 – Les remontées mécaniques: petite histoire de la fabrication des domaines skiables en Suisse
1er décembre 2023 – Les monitrices et les moniteurs, ces héros de l’hiver
15 décembre 2023 – Ski et tourisme… au-delà de la quête de l’or blanc
1er janvier 2024 – Le Lauberhorn, la reine des courses
15 janvier 2024 – Les Jeux olympiques de 1928 et 1948
1er février 2024 – Les camps de ski, ou la clé de voute de la démocratisation d’un sport national
15 février 2024 – Les héroïnes et les héros du ski
1er mars 2024 – Le Marathon d’Engadine
15 mars 2024 – Les canons à neige


